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18 mai 2006

Esclavage : La grande hypocrisie

Esclavage : La grande hypocrisie
Par Serge Bilé
Serge Bilé Journaliste, auteur de Sur le dos des hippopotames. Une vie de nègre. (Calmann-Lévy)
publié le 09/05/2006 

Il souffle, depuis quelques mois, sur la France, un vent de révisionnisme, inquiétant et mauvais, qui tente d’accréditer la thèse selon laquelle les Africains sont les premiers, voire les seuls responsables de la traite négrière ; que ce sont eux qui ont vendu leurs frères, et que les Européens n’ont, au bout du compte, pratiquement rien gagné dans cette affaire, où ils eurent un rôle exclusivement passif.


Ce révisionnisme va même, jusqu’à mettre sur le même plan, l’esclavage que pratiquèrent jadis les Africains, les trafics négriers que développèrent les Arabes, et le commerce triangulaire qu’imaginèrent les Européens, en englobant les trois, sous le même vocable… la traite. Et comme si cela ne suffisait pas, un nouvel argument, massue, est, aujourd’hui, avancé, chiffres à l’appui : la « traite » africaine a généré plus d’esclaves que la traite européenne, donc la « traite » africaine a été plus horrible que la traite européenne.

Ce révisionnisme, dangereux, a évidemment fait bondir les Noirs de France, antillais comme africains, sans qu’ils puissent, pour autant, porter la contradiction, faute d’un accès équitable aux médias. Une impuissance qui a provoqué colère, frustration, et indignation, au point que certains préfèrent, aujourd’hui, tout rejeter en bloc, y compris le fait que l’Afrique a autrefois pratiqué l’esclavage à grande échelle, et que des Africains ont été impliqués dans la traite.

Il serait vain de nier que les Africains, comme tant de peuples, à commencer par les plus grandes civilisations de l’Antiquité ou la France de l’Ancien régime avec le servage, ont, eux aussi, pratiqué l’esclavage. Pendant des siècles, des prisonniers de guerre ont, en Afrique, servi leurs vainqueurs, avec cette nuance que beaucoup d’entre eux étaient intégrés au cercle familial avec des droits et des devoirs mais aussi la possibilité d’être affranchis. Les autres, moins chanceux si l’on peut dire, étaient vendus à des marchands juifs ou arabes, et finissaient leurs jours loin de la terre africaine.

Il est temps d’en finir avec cette forme d’angélisme qui, chez certains Africains, consiste à nier une évidence : dès que des gens achètent quelque chose ou quelqu’un, il faut bien que d’autres vendent cette chose ou cette personne ! À force d’imaginer les Noirs comme certains Blancs le font, c’est-à-dire comme de « bons sauvages », on rejette l’idée que certains d’entre eux puissent commettre des actes hautement blâmables.

Seulement voilà, lorsque les Européens sont arrivés en Afrique, c’est un tout autre système qu’ils ont mis en place, ce commerce énorme et monstrueux qu’on appelle la traite négrière. Les razzias et rapts encouragés, voire organisés, par les Européens alimentèrent alors un commerce régulier. Et c’est à leur corps défendant que les sociétés africaines entrèrent dans le système négrier, quitte, une fois dedans, à chercher à en tirer le maximum d’avantages.

Mais ces réalités ne peuvent nous faire perdre de vue l’essentiel. Malgré des complicités locales qui jouèrent un rôle non négligeable, la pratique de l’esclavage ne connut pas alors un changement de degré, mais de nature. Il suffit de voir les plans des navires négriers, de lire les témoignages qui nous sont parvenus, de savoir qu’entre un tiers et un quart de cette pauvre marchandise humaine ne parvenait jamais de l’autre côté de l’Atlantique, et que dans les plantations des Antilles l’espérance de vie moyenne d’un esclave n’excédait pas quatre ou cinq ans, pour saisir l’ampleur de ce phénomène.

Le caractère systématique, quasi industriel de la traite, la mise en place du code noir dans les colonies, les violences infligées aux esclaves, la négation de leurs plus élémentaires libertés d’êtres humains instaurent une responsabilité des Blancs d’un tout autre ordre que ne le fut celle des Africains. Quant à la collaboration de certains de leurs chefs avec les Européens, elle relève d’un autre niveau de responsabilité que celle des Européens eux-mêmes. Pour oser la comparaison : malgré leur attitude sous l’Occupation, certains Français, qui ont joué le jeu de la « collaboration », ne sauraient être confondus avec les nazis.

Et puis, une fois encore, l’histoire se veut sélective. Trop de Blancs cherchent à laver la culpabilité de leur civilisation en se défaussant sur les chefs noirs qui vendirent leurs frères ou les négriers arabes. Mais nous vivons en France, et ce qui nous intéresse, ce sont d’abord les agissements de nos compatriotes. Je suis sidéré qu’une des formes les plus subtiles du révisionnisme, qui consiste à dissimuler ce qui s’est passé chez nous au nom de ce qui s’est passé ailleurs, exerce tant de prise sur l’opinion. Au nom de quoi nous reviendrait-il de résoudre les problèmes des autres ? Que dirions-nous, d’ailleurs, si à leur tour les autres venaient à s’occuper de nos propres problèmes ? Il me semble que nous aurions du mal à le supporter… Ce que les Arabes et les Africains ont fait, qu’ils le règlent chez eux, et entre eux. Mais de quel droit s’exonérer d’une réflexion et d’un travail au prétexte que nous ne sommes pas les seuls à devoir les conduire ?

Une autre forme d’oubli concerne l’authentique résistance historique, voire le rejet de l’esclavage, par certains leaders africains. Au xiie siècle, bien avant la traite, le grand roi mandingue, Soundjata Keita, tout en tolérant l’esclavage domestique, avait aboli sa forme commerciale en décrétant que désormais, dans son royaume, « plus personne ne serait vendu ». Trois cents ans plus tard apparurent les protestations du roi du Congo, Don Alfonso. Converti au christianisme dès 1491, celui-ci considère le souverain du Portugal comme son « frère » et, après sa prise de pouvoir en 1506, il ne comprend pas que les Portugais, sujets de son « frère », se permettent de razzier ses possessions et d’emmener les gens de Congo en esclavage. Il s’insurge donc et écrit au roi du Portugal une lettre d’une humanité exemplaire : « Nous n’avons besoin de personne d’autre que de missionnaires et de maîtres d’écoles. Nous n’avons pas besoin d’articles de commerce, seulement de vin et de farine pour la mission. C’est notre volonté qu’il n’y ait ni traite, ni exploitation d’esclaves. »

La demande se double ensuite d’une analyse. Avec une vision d’une grande lucidité, Don Alfonso écrit : « Le remède est la suppression de ces marchandises qui sont un piège du démon pour les vendeurs et pour les acheteurs. L’appât du gain et la cupidité amènent les gens du pays à voler leurs compatriotes parmi lesquels les membres de leur propre parenté et de la nôtre, sans considération, qu’ils soient chrétiens ou non. » Malheureusement, la fin de l’épisode est moins belle. Don Alfonso résistera un temps mais finira par se laisser convaincre de l’utilité et de la nécessité de ce commerce.

Comment laver cette tache de la traite sur le passé des Blancs, cette honte de l’esclavage dans l’âme des Noirs ? Uniquement grâce à une meilleure connaissance historique de ce phénomène étendu sur plus de trois siècles. Les Noirs, contrairement à ce que disent certains Blancs, pour discréditer leur combat, et dresser les autres Français contre eux, ne demandent pas que la France fasse repentance. Ils veulent juste une reconnaissance nationale de la souffrance de leurs ancêtres. Est-ce trop demander ?

Serge Bilé

Journaliste, auteur de Sur le dos des hippopotames. Une vie de nègre. (Calmann-Lévy)

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rédacteur de l'article

Bilé Serge






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